Lors d’un voyage en Malaisie, l’image de paysages désolés suite à la déforestation, ainsi que le destin tragique d’un membre de la population locale m’incitent à rencontrer le peuple Penan. Témoin de leur richesse culturelle et de leur lutte pacifique pour la survie, je deviens ensuite moi-même un militant de leur cause.
« Qu’ils arrêtent de venir détruire nos forêts
et qu’ils nous laissent vivre en paix ».
« Je suis l’esprit de la forêt envoyé par mon père.
Je serai là pour protéger nos forêts et arrêter
les compagnies d’exploitation forestière.
Je ne fais pas ça seulement pour mon peuple
mais pour le monde entier.
Je pense que c’est la bonne chose à faire ».
Nelson Kelisau
Les champs de palmiers à huile sautent aux yeux lorsque l’on circule en Malaisie, surtout sur l’île de Bornéo où il reste aujourd’hui moins de 10 % de forêts primaires. Cela donne au paysage un air monotone à perte de vue.
En faisant ce constat lors d’un voyage en août 2010, je décide de faire des recherches sur les populations touchées, et je découvre le tragique destin d’un activiste de 79 ans, Naan Kelesau, disparu puis retrouvé mort. Il appartenait au peuple Penan (ou Punan).
Je décide de partir à la rencontre de ce peuple pour montrer son quotidien et relayer son message. Les Penans sont un peuple de chasseurs cueilleurs vivant à Bornéo dans l’État de Sarawak. Nomades à l’origine, la majorité d’entre eux sont aujourd’hui sédentaires, ou semi-sédentaires, et vivent regroupés dans des villages. Il reste plus ou moins 300 Penans nomades dans l’état de Sarawak.
Les ressources des Penans (alimentation, médecine traditionnelle…) proviennent en grande majorité de la forêt. Depuis plus de trente ans, ils se battent pour défendre leurs droits sur les terres et ainsi protéger les forêts constamment menacées de destruction par les entreprises d’exploitation forestière et de plantations de palmiers. Les Penans ont dû lutter contre la compagnie Petronas qui a construit un pipe-line de 500 km reliant la ville de Kota Kinabalu, dans l’état de Sabah, au complexe pétrolier de Bintulu. Ce pipe-line traverse les terres du village où je me suis rendu, détruisant ainsi plusieurs hectares de forêts.
En partageant le quotidien
J’entre en contact avec Nelson, le fils de Naan Kelesau grace à l’ONG Survival International. Il me raconte qu’avant il était guide et qu’il aimait ça, mais il a décidé d’arrêter pour lutter avec son frère pour les droits de leur peuple. Il m’emmène à Long Kevok, un village isolé dans les terres, proche d’une rivière où vit sa belle-famille avec laquelle je vais partager le quotidien pendant une semaine. Le déplacement dans cette région est coûteux, le transport nécessite des personnes connaissant bien la région. Ce ne sont pas des routes officielles mais celles des entreprises d’exploitation forestière ; elles sont dangereuses à cause des camions transportant jusqu’à 27 tonnes de bois qui roulent à vive allure. Les accidents sont fréquents ; on me raconte que ces dernières années quatre chauffeurs du même village ont eu des accidents mortels.
Dès notre arrivée à Long Kevok, Nelson entend dire que son beau-père et d’autres préparent le sago ; il m’invite à aller assister à cette préparation traditionnelle et plus tard à la partager en famille. Le sago est une fécule extraite du cœur d’un palmier, le sagoutier, qui se fait de plus en plus rare à cause de la mono culture des palmiers à huile.
Long Kevok est le village le plus développé de la région. En 2010, la population était de cinquante-deux familles ; il y a une école et une clinique construites en béton, ainsi qu’une équipe de football et une église. Le groupe électrogène grâce auquel une bonne partie du village est alimenté ne fonctionne qu’une partie de la nuit, certains en profitent pour écouter de la musique ou pour jouer à l’intérieur de maisons individuelles faites de tôles et de planches de bois.
Un soir, Kaleb, le beau-frère de Nick, me propose d’aller chasser des grenouilles le long de la rivière. La chasse se fait dans le noir ; nous reviendrons avec treize grenouilles qui nous feront un diner pour toute la famille. Plus tard je suis invité chez deux villageois. Accompagnés d’une sapa – une guitare traditionnelle – et d’une flûte, ils m’évoquent l’époque pas si lointaine où la forêt était encore ombragée grâce à la canopée, sous laquelle la température était fraîche et qui recelait du gibier devenu désormais rare.
À cause de la déforestation, après les fortes pluies, l’érosion rend l’eau de la rivière boueuse et draine les eaux usées du village. Il faut alors compter sur le système de récupération des eaux de pluie grâce aux toits des maisons.
Au milieu du village, dans une maison, on peut se procurer des cigarettes ou des nouilles instantanées que certains villageois achètent lorsque les récoltes ou la chasse sont maigres ; on y trouve également des doses individuelles de café instantané très prisé, que les gens boivent bien sucré.
J’ai vu leur détermination pacifique
Même si certains jeunes cèdent à la tentation de quitter le village pour aller en ville, j’ai pu constater la détermination avec laquelle beaucoup luttent sans relâche pour que leur peuple soit respecté. Ils perpétuent leurs traditions et restent des experts de leur environnement, ils sont parmi les seuls à connaître les fonctions d’une grande quantité de plantes qui les entoure et qu’ils continuent d’utiliser. Ils ont un respect immense pour la nature et tous les êtres. Ce peuple est pacifiste et, malgré les injustices subies, ils ne sont jamais dans l’invective ou l’agression ni une quelconque forme de violence, même si certains sont prêts à tout pour qu’ils cessent d’être considérés autrement que comme des êtres humains.
À Bornéo, il semblerait que les Penans soient, à l’heure actuelle, parmi les seuls garants de la préservation des forêts. Ils disposent pourtant de peu de moyens d’action pour faire entendre leur voix et ont besoin, plus que jamais, d’aide pour faire reconnaître leurs droits sur les terres.
Bien qu’ayant approuvé et signé la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007, le gouvernement de Malaisie continue à ne pas respecter les articles de cette déclaration, notamment en autorisant et en favorisant l’exploitation des forêts par les compagnies d’exploitation forestière et de plantations de palmiers à huile.
Un projet de développement durable
Je suis retourné à Bornéo en mai 2012 mais il m’a été impossible de trouver un transport pour Long Kevok. J’ai alors choisi d’aller dans un autre village pour voir concrètement en quoi consiste le projet Penan Peace Park, qui :
« se fonde sur l’idée d’un développement durable dans les domaines écologique, économique et social, et correspond donc aux principes d’une réserve de biosphère. Une exploitation durable de la forêt pluviale est élémentaire pour le maintien de la biodiversité. La protection de la nature et du patrimoine culturel ainsi qu’un développement économique durable et le droit à l’autodétermination sont les principales revendications des communes Penans. »
Finalement, je me suis retrouvé à passer cinq jours en forêt avec une volontaire anglaise et deux Penans du village Long Ajang, avec la coopérative Picnic with Penan qui vise au développement d’un « tourisme d’aventure et éco-responsable », gérée par et appartenant aux Penans. Cela a été pour moi l’occasion de découvrir le fossé qu’il y avait entre les attentes des villageois, qui offrent l’hébergement, fabriquent et vendent de l’artisanat aux touristes, et celles des personnes travaillant pour ce projet. J’ai notamment vu une femme Penan se faire reprocher par la volontaire le prix trop élevé des paniers en rotin qu’elle fabrique ; la femme lui a alors demandé pourquoi la volontaire voulait vendre leurs paniers à un prix inférieur à ceux qui se vendaient en ville.
Le travail administratif est fait par des volontaires étrangers, la quasi-totalité des entrées financières est versée directement à la communauté. L’autre partie de l’argent sert au développement d’une plantation d’arbres traditionnels ainsi que pour la gestion d’un centre d’hébergement dans une grande ville de la région, pour les Penans venus y vivre.
Pour conjurer un avenir sombre
« En décembre 2010, le gouvernement du Sarawak a annoncé son intention de doubler la superficie des plantations de palmiers à huile d’ici 2020 en exploitant les terres indigènes qui, prétend-il, sont ‘en majorité sous-utilisées et sans titres de propriété’. Il compte planter d’ici 2020 deux millions d’hectares de palmiers à huile.
Le ministre du Développement territorial a indiqué à la presse que l’huile de palme était devenue la troisième source de devises étrangères du pays, après le pétrole et le gaz naturel liquéfié. Il a déclaré que son ministère s’efforçait d’éviter la bureaucratie et qu’il se dirigeait vers un ‘développement plus agressif’ des territoires indigènes. Le barrage de Murum est le premier d’une série de douze ouvrages hydroélectriques qui inonderont plusieurs villages, dont ceux des Penans. Douze nouveaux barrages faciliteront le développement du ‘corridor d’énergie renouvelable du Sarawak’, qui implique l’exploitation pétrolière, minière et forestière, la production d’aluminium et d’huile de palme qui menace, à terme, les territoires des peuples indigènes du Sarawak. »
En avril 2017, des ONGs découvrent que du bois provenant de Long Jaik est exporté pour la construction du nouveau stade national pour les jeux olympiques de 2020 à Tokyo. Le chef du village a envoyé une lettre au premier ministre japonais :
« Cher Premier Ministre du Japon, s’il vous plaît, assurez-vous que le Japon n’accepte pas le bois qu’on nous vole. Tant que le Japon continuera d’accepter ce bois, l’exploitation forestière continuera sans arrêt. »
Récemment, avec l’aide d’une ONG, les Penans ont cartographié la partie malaisienne de Bornéo. En se basant sur la tradition orale et sur des techniques de pointe, vingt-trois cartes topographiques détaillées représentent une surface de près de 10 000 km² de forêt humide et de terres cultivables utilisées de manière traditionnelle.
Le 17 novembre 2017, une délégation de Penans a officiellement remis les cartes au suppléant du chef du gouvernement de l’État malais du Sarawak. Ces cartes fournissent un aperçu étendu de la richesse culturelle des Penans. Là où, par le passé, les cartes ne montraient que des zones blanches, on retrouve aujourd’hui les noms de 7 000 lits de rivières et de ruisseaux, de même que de 1800 sommets montagneux. Plus de 800 arbres qui fournissent les ressources traditionnelles des Penans (alimentation, médecine traditionnelle…) ont été identifiés et témoignent d’une utilisation durable de la forêt humide. Ces cartes visent à assurer l’autodétermination des Penans sur leurs terres, de même qu’une protection appropriée des forêts humides encore intactes.
Je retiens de cette expérience que défendre la dignité de son peuple c’est rejoindre le combat de l’humanité. La solidarité d’acteurs étrangers est nécessaire à condition qu’elle parte des décisions prises par les principaux concernés.
Article paru dans la revue Quart Monde